Le portrait vénitien et autres récits, par Gustaw Herling-Grudzinski

Publication : 1995

J’ai pas réussi à trouver le cover du livre. Internet a des failles, finalement. Facque j’ai mis la photo de l’auteur pendant sa période Goulag.
Quand j’ai commencé à lire Le portrait vénitien, je m’attendais pas à en faire la critique ici. C’est une surprise, parce que l’auteur, je le connaissais pas pantoute.
Gustaw Herling-Grudzinski, c’est un polonais. Pi comme la moitié des écrivains polonais, il a séjourné dans un camp de travail pendant la deuxième guerre. Dans son cas, c’est les goulags du evil twin de Mario Bros. Pi comme l’autre moitié des écrivains polonais, il s’est exilé pour pouvoir écrire. Angleterre, Italie, Allemagne.
Le portrait vénitien, c’est 8 nouvelles qui se passent en Italie, pi une qui se passe à Londres, je sais pas pourquoi. Les voies du seigneur sont impénétrables, y parait. 4e de couverture :

« Gustaw Herling déroule le fil de ses récits sur fond de paysages italiens, de villes, de cathédrales, de ruines et de tableaux qu’il regarde d’un œil émerveillé. Il les décrit avec une force d’évocation qui en fait des acteurs de l’histoire. Capri, Naples, Rome, Orvieto, Venise enfin, la plus belle de toute, ville bâtie de songe. C’est là que le narrateur du Portrait vénitien vivra une étrange aventure, amoureux à la fois de l’œuvre de Lorenzo Lotto, de la ville et d’une femme mystérieuse dont il cherchera à percer le secret.
Vieilles chroniques et grimoires, voyages et rencontres sont le point de départ de ces récits où le normal ne se laisse pas séparer de l’étrange. Rompant la ligne droite d’une narration classique, Herling entrelace les motifs de l’intrigue et mélange les genres. C’est, le plus souvent, un récit dans le récit, et – tout au bout – un secret, parfois terrifiant. Car le Mal n’agit pas en dehors des limites du Bien et l’homme est autant la victime que l’instrument du mal. Mais Gustaw Herling ne juge pas, il se contente de montrer. S’il est vrai que l’existence humaine est pleine d’horreur et de souffrance, la beauté du monde, les merveilles de l’art et la miséricorde sont là pour nous sauver. »

C’est pas ben ben précis cette affaire-là. Ce que le gars voulait dire quand il a écrit la 4e de couverture, c’est que l’étrange est présent dans tous les récits, pi que parfois il tombe dans le fantastique alors que la plupart du temps il tient juste de la coincidence. Mais ça, l’auteur l’explique mieux que moi :

« Je m’insurge, et ça ne date pas d’hier, contre l’antinomie étrange/normal. Celui qui observe la réalité, qui s’exerce à percevoir l’étrangeté apparente de certains de ses aspects, sait à quel point nous limitons notre regard lorsque, dans des évènements normaux ou vraisemblables, nous ne recherchons que ce qui correspond à notre idée du réel. La division entre choses étranges et normales n’existe pas. À la rigueur, on peut parler de chose extraordinaires ou ordinaires, difficiles à définir ou banales. La normalité des histoires d’Edgar Allan Poe (prétendues imaginaires) n’en est-elle pas une preuve? Et le fait que Dostoïevski ait lu avec passion les nouvelles étranges d’E.T.A. Hoffmann ne donne-t-il pas à réfléchir? »

C’est pas toutes les nouvelles qu’on peut qualifier de fantastiques; mettons cinq, en étant lousse.
La pierre philosophale raconte la vie de Cagliostro pi de sa quête spirituelle pi occulte qui reste encore un mystère aujourd’hui.
Brève confession d’un exorciste relate l’expérience d’un prêtre qui sauve du yable une jeune femme qui lui rappelle sa sœur disparue depuis une couple d’années. En la revoyant un peu plus tard, le prêtre se claque un black-out en entendant le rire de son père mort pi quand y se réveille, la fille est toute décâlissée à terre pi inconsciente. Celle-là rappelle pas mal Poe pi ses malades mentaux violents genre Bérénice.
Dans Le coffret d’argent, le narrateur hérite d’un vieux coffret du XVIe siècle qui l’obsède comme l’anneau pour Gollum. Y trouve dans les parois du coffre des vieux manuscrits de la main du baron Demago, qui avait tué sa sœur pi son amant 450 ans plus tôt. Après avoir livré son secret, le manuscrit s’émiette pi le coffret se noircit en faisant des motifs de démons.
Mais y a deux nouvelles que j’ai aimé plus que les autres. La première, c’est Le cimetière du sud. Dans une petite ville d’Italie, le narrateur découvre que l’ancienne maison du fossoyeur est supposément hantée :

« M’étant endormi sur le banc, je vis une image fugace, mais qui revint à plusieurs reprises ; je vis un homme et une femme, tantôt allongés sur le lit dans la maison, tantôt accroupis près du fourneau ou gravissant lentement le sentier du cimetière.
Mon sommeil dut être proche de l’évanouissement car, descendu au fond du ravin tôt le matin et bien reposé à mon arrivée à Albino, je me réveillai au crépuscule épuisé comme si j’avais marché une journée entière. Une légère angoisse me gagna, je ne voulais pas remonter dans le noir. J’avançais en posant les pieds avec précaution, inquiet et toujours étourdi, mortellement las, croyant distinguer des pas furtifs dans le moindre bruissement des arbres et des buissons. »

Facque le gars est curieux pi il s’informe : une couple d’années avant, la veuve d’un nazi enterré là est devenue l’amante du fossoyeur qui entretenait la tombe de feu son mari. Ils ont été retrouvés morts tous les deux. Y a eu une enquête, mais elle a rien donnée. Pi on sait toujours pas trop ce qui s’est passé.

L’autre nouvelle, c’est Le cahier de William Moulding, retraité. Ça se passe à Londres, ville que la narrateur haït. Dans celle-là, il achète un petit carnet qui a appartenu à un bourreau anglais qui a perdu sa job quand la peine de mort est devenue illégale en Angleterre. Y avait pendu un total de 450 personnes dans sa carrière. Facque, l’ex-bourreau a commencé à se sentir mal d’avoir tué autant de monde quand il a rencontré la sœur jumelle d’une femme qu’il avait pendue. Puis il s’est fait torturer pi tuer par une gang de jeunes (probablement satanistes), sans raison apparente. Ils savaient même pas qu’il était bourreau.

« Les médecins supposaient que les tortures, commencées vers huit heures, durèrent jusqu’à sa mort, à minuit. Il était baîllonné. Quelles tortures? L’un des policiers murmura avec réticence et le regard rivé au sol : Absolutely indescriptible. […] Ils se contentèrent de maculer les murs blancs de graffitis en se servant du sang du supplicié. Ces inscriptions non plus ne furent pas communiquées à la presse. Leur obsénité, jointe à une haine désintéressée, hystérique, était, parait-il, monstrueuse, en tout cas elle les rendait impropre à la publication dans les journaux. »

Ce qui m’a plu dans ces deux nouvelles-là, c’est leur forme : dans toutes les deux, le narrateur fait pas partie de l’histoire. Il entend parler d’une histoire pi il en est témoin mais juste indirectement. Dans Le cimetière du sud, il entend parler des meurtres par un journaliste, dans la presse, les rapports de polices pi les gens de la place. Dans Le carnet de William Moulding, retraité, il reconstitue l’histoire à partir du carnet pi des coupures de journaux. Comme ça, l’auteur laisse planer un doute sur les deux histoires. En plus, comme il les a juste recontruites en partie, ça laisse la place au lecteur pour combler les trous. Le fantastique est pas présent directement; on a les fait, pi on les arrange comme on veut. Le narrateur explique à son ami, un auteur anglais, qu’il voulait absolument laisser les histoires incomplètes :

« Ce que je t’ai raconté ne peut pas avoir de conclusion, il faut que cette histoire reste ouverte. Ouverte, dirais-je, de toute part, laissée à la sensibilité et l’imagination du lecteur. Autrement, elle deviendrait une accumulation de banalités extravagantes. Tu devrais comprendre, toi presque un compatriote de Henry James. Certes, le jeune héros du Tour d’écrou meurt dans les bras de sa gouvernante, mais cela ne constitue par l’épilogue de la nouvelle qui conserve quelque chose qui ne se laisse pas (et qu’il ne faut pas) préciser, quelque chose d’inachevé, resté entrouvert à jamais. »

Moi je suis ben d’accord avec ça : quand tout est expliqué à la fin, c’est poche. Y a pu de mystère, pi c’est justement le mystère qui fait peur, y me semble. Quand on comprend pas toute, c’est là que c’est bon. La lecture, ça se fait à deux. Faut laisser au lecteur la chance de participer au livre. L’exemple de The turn of the screw est excellent. Tellement que plein de critiques littéraires s’envoient chier encore aujourd’hui parce qu’ils comprennent toujours pas la fin du roman d’Henry James.

Verdict : ça vaut la peine de lire ça. C’est pas toutes les nouvelles qui sont intéressantes, mais celles-là sont fucking bonnes. Un fantastique subtil mais efficace pi intrigant.

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