Réveil V

L’ombre palpitait : j’ai tenté de l’atteindre.
Le sommeil dans les yeux, j’avais besoin de la retrouver, de goûter un peu de réalité. Mais la nuit est vaste, et ses frontières indécises. Souffler ne suffisait plus; les tremblements me gagnèrent. J’avais encore en tête l’écho de ces feux rouges tachant le mur du fond. Sans désir, sans couleur. Ils brillaient comme un miroir dans la neige. Je les avais aperçus, mais eux, ils m’avaient vu. Observé, sans doute. Mon corps frémissait sous leurs pupilles enflammées.
Leur existence m’était connue, ou plutôt leurs corps m’étaient familiers. Depuis la lune, ils partageaient mes habitudes. Au début, un voile. Arrivèrent les ombres, puis les yeux. Je les sentais plus proches, aussi. Je percevais leur immobilité, leur peinture profonde atteignant mon œil dissipé. Un jour j’ai vu une tache, une tache qui, me semblait-il, n’allait jamais s’effacer. Une fraction de seconde, un coucher de paupière; ce fut tout. Elles étaient entrées.
Elle ne les a jamais vues. Je ne voulais pas ternir son regard; j’ai tout oublié. Elle parlait, riait, mais les murs derrière elle la désiraient. J’attrapais des parcelles de nuit sur le plâtre gris. Je savais le pourquoi des ombres, j’avais pénétré leur origine. Mais Elle continuait, comme si la vie ne s’était pas arrêtée. Je ne pouvais rien. Mon corps ne suffisait plus à la cacher aux intrus. Mes nuits blanchissaient à vue d’œil; je perdais mes couleurs pour les étendre sur sa peau. Ça les tenait à l’écart. Au début, elle ne disait rien. Mais mon visage tombait, rampait presque; un jour elle parla.

– Insomnies, c’est pathologique, ça prend des pilules.

Ma grisaille avait attiré son attention. Encore un de leur trucs. Je refusai le sommeil prescrit, et la chasse commença.
Elle voguait sous mes yeux, drapée de satin rose. Cachets en main, j’attendais. Ils viendraient, l’air pourrissait déjà. La première nuit de l’offensive, une danse funéraire. Les pétales déjà s’assombrissaient. Mais mon œil à bout portant dégustait l’obscurité comme un félin malchanceux. Les bêtes ricochaient en reflets, frôlaient les murs en silence. Vautours et corbeaux, rien ne m’a échappé. Leurs silhouettes s’épaissirent; la rencontre était inévitable. Quelques nuits tout au plus.

Toujours, Elle dort. La nuit tombe plus vite et l’horizon, une tempête. Les novas rouges polluent leur nombre sans nuages. Leurs corps s’allongent sans fin; silhouettes dans les angles des murs. Un souffle, la nuit. La chaleur entre mes mains. Mes organes bouillonnent. Toujours, leur présence, l’écarlate qui la dévisage. Il faut qu’ils partent, un peu de vide. J’en ai besoin pour me réveiller, pour ses yeux à Elle.
La vague arrive. Ils ont quitté le mur et la brise tombe. Elle s’efface avec les bourrasques. Ils piétinent mes frissons un à un, funambules saccadés et furieux. Os qui craquent, membres qui s’étirent, se rétractent. Des dessins d’huile dans l’eau claire.
Avec les mutations viennent les chuintements. De leurs gouffres giclent son nom à Elle. Ils sont d’encre, et Elle de neige. Roulements; leurs doigts cherchent à lécher son corps. Nue et sans défense, elle scintille. Je l’enveloppe, gobe son éclat. Mon dos s’assombri, coule sur mes cuisses en un fiel tiède; Elle frémit le vent dans les cils. L’étouffement est aveugle. Englués Elle et moi, une ombre pour seul ciel. Chaleur, soupirs, ils l’ont possédée. Ses paupières agitées tempêtent à son ventre. Je l’ai perdue. Son nom défigure les murs, sature la chambre envahie. Une lèvre lisse, langue chuchotée. Les êtres s’engouffrent entre ses cuisses. Ses doigts sur ma nuque, un claquement sec, elle explose toute la mer. Yeux hagards, elle est revenue.

Sa pupille une trahison, son pouls un tonnerre. Le calme entre mes mains; c’est froid, simplement. Sans étreinte, aucun adieu. Le dernier souffle est une boisson délicate.

Laisser un commentaire